2013 / Thèse Doctorale

Thèse de doctorat

Arts Plastiques et Sciences de l’Art

Mention Arts Plastiques

SOUTENUE EN MAI 2013

UFR D’ARTS PLASTIQUES

Paris 1-Panthéon-Sorbonne

Sous la direction de Gisèle Grammare
Jury
Monsieur Dominique Berthet
et Monsieur Eric Van De Casteele

gilles install thèse

Accrochage de l’exposition

 install these 1

Vue de l’exposition


these jury 1

Marie-Pierre Vagne-Laboulandine

les membres du Jury

Madame Gisèle Grammare

Monsieur Eric Van De Casteele

Monsieur Dominique Berthet

soutenance de these 1

Thèse soutenue en public le 17 mai 2013

 

Habitudes et préjugés peuvent gêner la compréhension de ce travail dans la mesure où il prend appui sur un texte sacré, que les siècles ont chargé d’interprétations diverses et de surinterprétations parfois hasardeuses. D’autre part, il ne faut pas négliger le fait que plus nous sommes familiarisés avec un sujet, plus nous sommes pénétrés de l’idée que son traitement ne peut et ne doit pas s’écarter de sa version académique. C’est ce que rappelle E. H. Gombrich dans son traité cité ci-dessous. Mais le fait de me reporter au texte originel m’a permis à la fois de m’inscrire dans le champ de la restitution historique, tout en tentant parallèlement d’en ébranler les fondements, puisque ma façon de représenter tend vers l’effacement, vers l’iconoclasme :

Ce sont d’ailleurs généralement les artistes qui ont étudié les Écritures de plus près qui ont essayé de se faire une image vraiment neuve et fraîche des épisodes de l’histoire sainte. Ce sont ceux-là qui, tâchant d’oublier toutes les figurations antérieures qu’ils connaissent, ont vraiment tenté d’imaginer comment ces scènes augustes se sont déroulées.1

Pour illustrer son propos, Gombrich s’appuie sur le scandale causé par Le Caravage à propos de sa première peinture de saint Matthieu, suscité par son approche plastique qui tranchait avec les conventions de l’époque :

Il avait reçu pour mission de peindre un saint Matthieu pour une église romaine. (…) Le saint devait être représenté écrivant son Évangile et pour exprimer que l’Évangile est parole divine, un ange devait être figuré aux côtés du saint, guidant son inspiration. Caravage, jeune artiste intransigeant, à l’imagination fertile, chercha à s’approcher le plus près possible de ce qu’avait pu être un pauvre et vieux travailleur, un modeste péager, placé tout à coup devant la tâche de faire, par écrit, le récit d’évènements solennels. Il peignit son saint Matthieu chauve, jambes nues, les pieds couverts de poussière, serrant gauchement contre lui le lourd in-folio, fronçant le sourcil, concentré dans un effort qui ne lui est pas familier. À côté du saint, l’artiste a peint un ange dont la jeunesse semble arriver tout droit des cieux, et qui guide avec douceur la main maladroite du vieillard. (…) La peinture fut refusée et Caravage dut recommencer. Cette fois il évita tout risque en s’en tenant strictement aux conventions admises quant au dehors d’un ange et d’un saint. Il en est tout de même résulté un bon tableau (…), mais nous sentons bien que cette œuvre est moins honnête, moins sincère que la première.2

Comme le remarque E. H. Gombrich, Le Caravage rend compte dans son premier tableau, d’un saint Matthieu représenté d’une manière honnête et sincère. Honnêteté et sincérité qu’il met sur le compte d’un retour vers le texte et non en s’inscrivant dans la tradition iconographique de son temps. C’est dans cet esprit que j’ai tenté dans cette recherche de témoigner honnêtement et avec sincérité de ma rencontre avec certaines figures de l’Apocalypse. Il s’est agi pour moi de placer le texte au cœur de mon travail, en y prélevant certaines figures qui m’ont permis en passant du dessin à la peinture, de soulever un coin du voile du mystère, par la technique de la peinture par diffraction. C’est en cela que le support textuel a été pour moi un chemin vers l’effacement de la forme et son retrait par la technique picturale. C’est également à l’issue de cette élaboration esthétique que le portrait iconique s’est constitué. En effet, si l’on en croit Marie-José Mondzain, l’image se construit à mi-chemin entre la vision et la représentation. Il s’agit donc dans ce rapport à l’image, d’une construction essentiellement culturelle. C’est pourquoi ici également le socle historique m’a servi de substrat sur lequel s’est élaborée la forme de cette recherche. Cependant, au terme de cette expérience esthétique, plastique, mais également sensuelle et spirituelle, il advient un temps où se découvre l’espace de l’œuvre. Il m’apparaît alors que l’art n’est rien d’autre qu’un chemin qui affirme la vie et lui donne son sens, comme le lieu secret d’un rendez-vous qui se situerait dans l’œuvre elle-même. Ainsi Michel Ribon le rappelle-t-il à travers ce propos :

Affirmer la Vie a toujours été le propos de l’art. Non pas une vie plate, passive et sans inquiétude ni aspiration à s’élever ? Car c’est à cette vie-là que l’art, par l’image qu’il donne de lui-même, s’oppose pour la nier. Par son pouvoir de négativité, l’art, fécondé par l’esprit, ne peut qu’affirmer la vie qui, chez l’homme, est compréhension, inquiétude, tension, désir, amour, aspiration, indignation, insoumission, invention, volonté. Dans leur refus de ce qui est et leur souci de ce qui n’est pas, les créations de l’art montrent à la vie l’image de ce qu’elle doit être : dépassement de soi, intensité, dilatation de soi, en un mot : générosité. Notre fréquentation intime des œuvres réveille et aiguillonne en nous, pour l’exalter, cette transcendance dans l’immanence, qui nous arrache – dans la souffrance sans doute, mais dans la joie assurément – à la finitude de notre naturalité pour nous redresser dans un temps vertical et féconder ainsi notre temps horizontal.3

Appréhender le temps d’une autre manière, tel fut aussi le moteur avoué de ma recherche. Pour parvenir enfin à celui qui redresse, qui verticalise, comme l’expérience d’une brèche dans le temps horizontal de l’existence. Telle est aussi la vertu du chemin artistique. Il nous remet debout. Car cette voie n’est pas en sens unique puisqu’il est celui de la rencontre et du dialogue. En effet, toute installation plastique reçoit son sens premier de l’intention de son créateur, mais ensuite également de celui à qui elle est proposée, du spectateur. Elle est expérience de vie tant pour l’artiste que pour le visiteur accueillant.

L’Apocalypse, support et parergon de ma recherche est un texte étrange et difficile. Il a souvent été l’objet d’interprétations multiples, le plus souvent dans le sens d’une prophétie proprement catastrophique. On y a lu au fil des siècles, et encore de nos jours, l’annonce de la fin du monde, et le terme lui-même est devenu indissociable des visions violentes qui y sont décrites. Certaines de ces visions et représentations, de ces figures, m’ont été nécessaires pour élaborer les images et parcourir le chemin que j’ai nommé chemin de l’effacement. Pourtant, de cet écrit je n’exploite pas les mauvais présages, ni les prophéties de malheur. Mon choix de lecture personnelle se fait au contraire sur la base du sens étymologique. Mon travail propose un dévoilement, une révélation, la levée d’un voile. Ce texte est surtout connu pour avoir attisé les peurs. Les peurs ne servent qu’à faire le lit de la soumission et orchestrer les servitudes. C’est au contraire l’expérience temporelle qui m’a conduite vers une vision qui exploite le filigrane des mots. Cette expérience s’est apparentée pour moi à une quête : ce parcours qui a su effacer les images de cris, les figures de terreur, pour dévoiler enfin par la technique picturale mise en jeu, la plénitude du blanc. Les cris se sont tus dans l’épaisseur de la peinture. La puissance du verbe de l’Apocalypse peut se lire en exégète, mais en poète aussi, ou bien en curieux. Le regard qui se pose sur cette proposition plastique est à l’image du temps, il est immobile, mais ce marcheur infini ne s’arrête pas. Temporel est aussi le terme du chemin qui débouche sur une porte ouverte. C’est la porte dont il est question au chapitre quatre du texte :

Après cela je vis : une porte était ouverte dans le ciel...4

Cette porte renvoie à un imaginaire que chacun est libre de développer selon sa sensibilité, ses convictions, sa culture : la porte du paradis serait la première à se présenter à l’esprit. Mais dans la Genèse, le Paradis est un jardin sans porte. Alors, à chacun d’y voir son utopie de prédilection. La porte est également un élément de la symbolique architecturale qui s’inscrit dans un mouvement. Sa nature est d’alterner ouverture et fermeture. Elle est le lieu du passage. Elle délimite un seuil. La porte m’apparaît comme le symbole de tous les possibles. Une porte était ouverte… On peut alors la refermer doucement, la claquer violemment, attendre devant que quelque chose se passe…La porte ouvre, enclot, protège, ou crée la séparation. Toutes les civilisations ont placé son image au cœur des rituels sacrés. Ainsi, Pascal Dibie dans son ouvrage, L’ethnologie de la porte, termine-t-il son incroyable voyage à travers l’histoire des portes du monde, par ces mots :

Certaines sont franchies, qui garantissent le secret, qui assurent l’impunité, qui protègent l’envers et défendent l’endroit, d’autres vous font reconnaître, mais vous exposent aussi, aussi, vous fragilisent. C’est ainsi, toute porte marque cette frontière entre le connu et l’inconnu, l’incertain et l’attrayant, le douteux et le séduisant, le surprenant et l’intolérable, le pire et le merveilleux. La porte est inexorable!5

Inexorable, dont l’étymologie signifie «ce qui reste inflexible à la prière», et dont les synonymes ne laissent aucun doute sur le sens : la porte est impitoyable, elle doit être franchie. La porte s’impose donc comme une séparation. Cependant cette porte ouverte sur le ciel, elle en interroge les limites et les confins. Mais de quel ciel s’agit-il au juste? Une chose est sûre, cette porte renvoie à un ailleurs. Pour ma part je l’ai associé à la quête artistique, quelque part entre mémoire et utopie. Mémoire d’un texte écrit il y a deux milles ans et utopie comme figure d’une plastique idéale, réalisant une image iconique. Dans la langue actuelle, nous entendons généralement le terme « utopie » comme une réalisation impossible, un projet purement imaginaire dont la concrétisation est a priori hors de portée. Et en effet, l’idée d’un chambranle scellé matériellement dans les cieux se dérobe à l’imagination. Alors, pourquoi ne pas imaginer cette porte ouverte sur tous les possibles…

Instrument et vecteur de tous ces possibles, longtemps considéré comme le parent pauvre de l’histoire de l’art, le dessin reste néanmoins ce qui me permet d’aborder et de toucher le monde. Comme dans le livre Rue du regard où Jean Frémon dresse des portraits de peintres qui ne sont pas sans rappeler les termes récurrents de mon travail :

Bonnard, Giacometti, Morandi, voyez comme ils dessinent : c’est à peine une ligne qu’ils tracent. Du bout des doigts tenant un crayon, ils frôlent le papier en rêvant qu’ils caressent le monde. Comme des aveugles qui voudraient comprendre le grain des choses. La mine de plomb semble une matière ductile, en prise directe sur l’émotion qui les submerge. La main cherche, comme sans savoir quoi, elle effleure, elle révèle.6

Révéler, effleurer, chercher, caresser, frôler, tracer, dessiner : c’est avec tous ces verbes mis en exergue qu’il faut comprendre ma recherche. Effacer, pour dévoiler, dans une tentative de se placer à la verticale du temps, à son zénith, et opérer de ce point de vue, un léger balancement entre raison et imagination. Il s’agit, dans un ailleurs intemporel, d’esquisser un dialogue discontinu, propice à déclencher la fulgurance d’une révélation intérieure chez le spectateur. Et pour refermer la boucle historique en guise de conclusion, je dirais que cette recherche m’a également permis de remonter aux sources de l’imaginaire contemporain, en me rappelant la toute-puissance de l’image.

Si le dessin a été pour moi une première approche du monde, c’est grâce à la peinture que s’est construite ma rencontre avec l’Apocalypse. Il m’est apparu alors que ce travail technique de la touche pouvait désormais poursuivre son chemin vers l’effacement de la forme et ainsi éclore et s’épanouir dans le blanc pour refléter la lumière, comme une fenêtre ouverte sur le monde.
Ainsi, je rejoins de nouveau les mots de Michel Ribon :

Plutôt que de partir d’un savoir doctrinal pour espérer rejoindre les œuvres, peut- être vaut-il mieux répondre à une question essentielle : comment comprendre une œuvre d’art qui se présente comme une quasi-personne, c’est-à-dire comme un être vivant et spirituel qui se donne un ton et un style et qui, par l’ampleur et la nouveauté de sa vision, élabore son contenu de vérité? Par là, on peut espérer comprendre l’œuvre de notre époque, tourmentée par une liberté sourcilleuse que ne vient borner aucun critère, aucun repère, aucun modèle et qui ressemble à un laboratoire de recherches. En ces temps de détresse et d’exaltation où peintres et écrivains font prévaloir le thème de la catastrophe, le pouvoir sacral de l’art, affaibli, n’a pas disparu : en transfigurant le réel, l’«aura» de l’œuvre d’art consacre l’alliance de l’horreur et de la beauté, de la répulsion et du plaisir.7

Avec son analyse, Michel Ribon donne les clefs d’une manière possible d’interpréter ce travail. Ma tentative s’apparente en effet à « un laboratoire de recherches ». Et si, cette recherche semble ne s’appuyer sur rien de concret, mais plutôt sur une donnée imaginaire, qu’est le socle culturel occidental, elle reste néanmoins en puissance, la tentative de modifier le réel en transfigurant l’horreur et la beauté, dans une même écriture singulière. Ailleurs, Michel Ribon note que « l’oeuvre d’art comme une quasi-personne, par sa vision, donne un contenu de vérité ». À l’heure où l’artiste fait de sa vie même une œuvre d’art, je prends le contrepied en décidant que le travail plastique doit pouvoir vivre d’une vie propre et en dehors de la vie de l’artiste. Tout comme au Moyen-Age les œuvres demeurées anonymes ont vécu leur vie d’œuvres et nous sont parvenues, sans rien devoir à leurs auteurs que l’excellence de leur facture. Les contingences personnelles de l’artiste ne doivent pas transparaitre exagérément dans sa production. Mais je ne suis pas sans savoir que cette esthétique du retrait de l’artiste par rapport à son œuvre est un peu à rebours de l’art contemporain. Malgré tout, cela m’apparaît comme une conception valable pour garantir à l’œuvre une liberté qui lui permette de faire autorité par elle-même, et renouer ainsi avec l’authenticité de la démarche picturale. À l’inverse, on pourrait aussi penser que l’art s’approprie la vie, comme dans le cas de Roman Opalka. Lorsqu’il se retire du monde en 1965, date à laquelle il entreprend la mise en œuvre du projet qui devait l’occuper jusqu’à la fin, c’est pour donner à son œuvre une épaisseur intemporelle. En 1985, vingt ans après avoir mis en œuvre son projet, il fait la rencontre à travers l’Aurige de Delphes d’une étrange image du temps et note à ce propos: La verticalité de l’Aurige, celle de celui qui conduit, rencontre la verticalité du peintre, celle que j’exalte dans ma démarche. L’Aurige est pour moi l’image, au-delà des épreuves de vingt-cinq siècles, de la résistance victorieuse au temps.8

Un peu plus loin Roman Opalka reprend :

L’Aurige rencontre un autre univers, celui de l’art contemporain. Dans son regard, on voit l’éternité. Son visage est celui d’une image du temps infini. Le temps a fait du mouvement éphémère un mouvement éternel. L’Aurige est la dimension éternelle de l’éphémère, ce qu’est pour moi l’art.9

Je confie à cette citation la charge de servir de conclusion à mon travail. Tout comme Roman Opalka, il me semble que la mission profonde de l’art est de dévoiler « la dimension éternelle de l’éphémère ». Dans ce sens, j’ai interrogé la culture picturale comme étant la trame sur laquelle s’élabore l’acte de peindre, de la même façon que j’ai abordé l’atemporel, pour y retrouver l’éphémère, le fugace, le subtile de l’instant. De ce qui reçoit la vie et vibre au rythme de l’écoulement des jours. Voilà comment je parviens à faire entrer en résonnance ces deux termes, malgré leur apparent paradoxe. Ainsi, l’éphémère rend-il hommage à la dimension éternelle de l’art à travers le regard bienveillant auquel il est destiné.

 1 E. H. Combrich, Histoire de L’art, Éditions Phaidon, 16 ème édition, 2001, page 30

2 idem, page 31

3Michel Ribon, Esthétique de l’éffacement, essai sur l’art, Éditions de l’Harmattan, page 34.

4 Apocalypse de Saint Jean, chapitre 4 verset 1, bible Tob, éditions du cerf, 2004 5 Pascal Dibie, Ethnologie de la porte, Éditions Métailié, 2012, page 239.

5 Pascal Dibie, Ethnologie de la porte, Éditions Métailié, 2012, page 239.

6 Jean Frémon, Rue du Regard, Éditions P.O.L., 2012, page 68.

7 Michel Ribon, Théoriser et comprendre l’oeuvre d’art de la modernité à nos jours, Éditions de L’Harmattan, 2010. Page 10.

8 Roman Opalka, Opalka 1965 / 1-, Éditions Flammarion, 1992, page 11. 9 Idem, page12.

9 Idem, page12.

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